Le garçon a perdu son sourire, bien qu'il refuse de l'admettre.
« Ne sois pas absurde, Kaïm.
Regarde ! Je souris, non ? »
Ses lèvres s'étirent et laissent apparaître le blanc de ses dents contre sa peau brune.
« Si ça, ce n'est pas un sourire, alors qu'est-ce que c'est ? »
Kaïm hoche la tête mais ne dit rien. Il tape l'épaule du garçon comme pour dire :
« Bien sûr, bien sûr. »
« Allez, regarde-moi bien. Je souris, non ? »
« C'est vrai. Tu souris. »
« Peu importe, laisse tomber. Allez, on y va. »
Le garçon est d'une nature gentille et ouverte.
Dès son arrivée, il est devenu ami avec Kaïm, tandis que les autres habitants de la ville ont préféré garder leurs distances avec l'« étrange voyageur ».
Bien sûr, le garçon n'a pas choisi Kaïm, qui est bien plus âgé que lui, comme compagnon de jeu.
Il mène Kaïm à l'auberge, qui n'a pas encore ouvert ses portes pour la journée.
« Je déteste te demander de faire ça, mais... est-ce que tu pourrais m'aider, s'il te plaît ? »
La voix du garçon semble avoir été entendue.
Dans l'auberge, un ivrogne hurle à gorge déployée. Il a l'air particulièrement mauvais aujourd'hui. Kaïm réprime un soupir et entre dans l'auberge.
L'homme sur le tabouret est le père du garçon. Encore une fois, il est déjà saoul à midi.
Le garçon est ici pour le ramener chez lui. Il regarde son père d'un air triste.
Kaïm place son bras autour de l'épaule du père et écarte discrètement la bouteille de whisky.
« Ça suffit pour aujourd'hui », dit-il. L'homme pousse le bras de Kaïm et s'effondre sur le bar.
« Je déteste les gars comme toi », dit-il.
« Oui, je sais », dit Kaïm. « Pourtant, il est l'heure de rentrer. Tu as assez bu comme ça. »
« Tu m'as entendu, Kaïm. Espèce de vagabond ! Je déteste les gars comme toi.
Je déteste vraiment les gars comme toi. »
Le père est toujours comme ça lorsqu'il est saoul, il insulte tous les « vagabonds », il cherche la bagarre, et finalement; il s'écroule sur le sol et s'endort. Son fils est trop petit pour le ramener chez lui.
Dans un soupir, Kaïm se retrouve une fois encore à supporter le poids du père ivre pour l'empêcher de tomber du tabouret.
Le garçon fixe son père, un mélange de tristesse, de colère et de pitié dans les yeux.
Lorsqu'il croise le regarde de Kaïm, il hausse les épaules comme pour dire :
Désolé de t'embarquer dans cette histoire encore une fois.
Mais Kaïm a l'habitude. Il a vu le père ivre mort presque tous les jours au cours de l'année, depuis le moment où le garçon et son père se sont retrouvés à vivre seuls.
« Bon, très bien... », dit le garçon avec un sourire forcé, comme s'il essayait lui-même de se résigner à accepter la situation.
« Pauvre papa...
...pauvre moi. »
Supportant le poids du père sur son épaule, Kaïm sourit au garçon et dit :
« Oui, mais toi, tu ne sors pas et tu ne te soûles pas comme il le fait. »
« Hum », fait le garçon en bombant le torse.
« Parfois, les enfants sont plus forts que les adultes. »
Le sourire de Kaïm s'élargit comme pour lui dire : Tu as raison.
« Bien sûr que j'ai raison », semble dire le sourire qu'il fait en retour.
Au cours de l'année, le garçon de dix ans a toujours fait le même sourire :
un sourire si glacial qu'il vous gèlerait la langue si vous pouviez y goûter.
La mère du garçon, la femme du père, a quitté la maison un an plus tôt.
Elle est tombée amoureuse d'un vendeur ambulant et a abandonné le garçon et son père.
« Maman en avait assez »,
dit le garçon avec pragmatisme, en analysant l'infidélité de sa mère.
« Elle en avait assez de faire toujours la même chose. Elle s'en est rendu compte quand elle l'a rencontré. » À l'âge tendre de dix ans, le garçon a appris que certaines histoires ne peuvent être racontées que sur ce ton pragmatique.
Le père était né et avait grandi dans cette petite ville et travaillait à la mairie. Il n'était pas spécialement doué, mais ce travail ne nécessitait pas un talent particulier, ni une grande vivacité d'esprit. Tout ce qu'il avait à faire, c'était obéir aux ordres avec attention et soumission. C'est ce qu'il fit, année après année, sans faire de vagues.
« Il disait qu'on vivait une vie « paisible », mais maman ne pensait pas la même chose.
Pour elle, notre vie était juste « ordinaire », sans superflu. »
Elle a été attirée par la vie du vendeur ambulant rusé.
C'était risqué et excitant, comme de marcher sur le mur d'une prison : un faux pas et on peut se retrouver derrière les barreaux.
« Papa a dit à maman que l'homme lui mentait, que tout ce qu'il voulait, c'était son argent, mais il n'a pas réussi à la convaincre. Maman ne pensait même plus à nous. »
Avec beaucoup de distance, comme s'il la portait à bout de bras, le garçon réfléchit à la tragédie qui frappa sa famille.
« J'ai entendu le dicton « l'amour rend aveugle », c'est vraiment le cas ! », dit-il en haussant les épaules et en lâchant un rire moqueur comme un adulte mature.
Kaïm ne dit rien.
« Les enfants devraient agir en fonction de leur âge » est un autre dicton, mais il ne serait pas vraiment approprié pour un garçon ayant perdu l'amour de sa mère.
Et même si Kaïm était supposé le conseiller, le garçon lui répondrait sûrement par un sourire forcé et dirait :
« Parfois, les enfants sont plus forts que les adultes. »
Pourtant, le père du garçon n'apprécie guère que son fils utilise des expressions d'adultes.
« Cette andouille a perdu tout ce qui faisait de lui un enfant. Il me méprise maintenant. Il me trouve pathétique. Au fond de lui, il se moque de moi parce que j'ai laissé filer ma femme avec un autre homme, sale gosse. »
Tout cela le travaille particulièrement quand il est soûl.
Son agacement dépasse de loin l'amour qu'il porte à son fils. Parfois, il gifle même le garçon, en tout cas, il essaie. Quand il est ivre, le garçon peut facilement esquiver ses gifles, et son père finit souvent étalé sur le sol.
Même noyé dans son océan d'alcool, il peut parfois devenir subitement sérieux et commencer à s'interroger.
« Dis, Kaïm, tu voyages depuis longtemps, hein ? »
« Oui, oui. »
« Et ça te plaît tant que ça ? Aller dans des villes inconnues, rencontrer des étrangers, ce n'est pas une vie... Est-ce merveilleux au point de vouloir tout abandonner pour vivre de la sorte ? »
Il demande la même chose, encore et encore. La réponse de Kaïm est toujours la même.
« Parfois, c'est très plaisant, parfois, beaucoup moins. »
Il ne sait pas quoi dire d'autre.
« Tu sais, Kaïm, je n'ai jamais mis un pied en dehors de cette ville. Pareil pour mon père, mon grand-père, mon arrière-grand père, et ceux qui ont précédé. On est toujours nés et on a toujours grandi ici. La famille de ma femme aussi. Ça fait des générations que nos racines sont ici. Alors pourquoi a-t-elle fait ça ? Pourquoi est-elle partie ? De quoi avait-elle tant besoin pour nous quitter, moi et son propre fils ? »
Kaïm se conte de sourire sans répondre. La réponse à une telle question ne peut pas se dire avec des mots. Il a beau essayer de l'expliquer, la raison pour laquelle certaines personnes prennent la route, sans pouvoir résister, ne peut être comprise par ceux qui n'ont pas cette pulsion. Le père fait simplement partie de ces gens qui ne comprendront jamais.
Incapable d'arracher la moindre réponse à Kaïm, le père replonge dans l'alcool.
« J'ai peur, Kaïm », dit-il. « Mon fils pourrait faire de même. Il pourrait partir et m'abandonner d'un jour à l'autre. Quand je l'entends parler comme un adulte, je suis tellement terrifié, je n'arrive pas à le supporter. »
Finalement, la mère du garçon revient.
Le vendeur ambulant a épuisé toutes ses économies, et quand il n'a plus eu besoin d'elle, il l'a quittée. Brisée physiquement et mentalement, il ne lui reste qu'un endroit où aller :
la maison qu'elle a abandonnée.
Avant son retour, elle écrit une lettre de la ville voisine. Après l'avoir lue à maintes reprises, les yeux imbibés d'alcool, son mari s'esclaffe.
« Bien fait pour cette garce. »
Il fait mine de déchirer la lettre devant Kaïm, sans la montrer à son fils.
Kaïm raconte tout au garçon et lui demande :
« Qu'est-ce que tu veux faire ?
Quoi que tu décides, je ferai en sorte que tu y arrives. »
« Quoi que je décide ? », répond le garçon avec son habituel sourire détaché.
« Si tu veux quitter cette ville, je me débrouillerai pour que tu aies assez d'argent pour tenir un moment », dit Kaïm. « Je peux bien faire ça. »
Il est parfaitement sérieux.
Le père n'a aucune intention de pardonner à sa femme. Le sourire fier et revanchard au coin des lèvres, il va certainement la repousser si elle apparaît.
Pourtant, Kaïm sait très bien que si la mère perd sa maison et quitte la ville une fois pour toutes, le père va replonger dans l'alcool, maudire l'infidélité de sa femme, pleurer sur son sort, reporter sa colère sur les étrangers et constamment révéler ses travers à son fils.
C'est ce que les longues journées passées sur la route ont appris à Kaïm. Voyager sans cesse implique de rencontrer de nouvelles personnes, et le père de l'enfant est certainement l'une des personnes les plus faibles qu'il ait rencontrées.
« Tu pourrais rejoindre ta mère et aller dans une autre ville.
Ou si tu voulais aller quelque part tout seul, je pourrais te trouver du travail. »
Selon Kaïm, les deux solutions seraient bien meilleures pour le garçon que de continuer à vivre seul, avec son père.
Pourtant, le garçon apparemment intrigué, regarde Kaïm droit dans les yeux, laissant apparaître ses dents blanches.
« Tu as voyagé longtemps, Kaïm, hein ? »
« Oui... »
« Toujours seul ? »
« Parfois seul, parfois accompagné... »
« Humm... »
Le garçon hoche légèrement la tête, et avec le sourire triste d'un adulte, dit :
« Tu ne comprends toujours pas, hein ? »
« Quoi ? »
« Tous ces voyages et tu ne comprends toujours pas la chose la plus importante. »
Son sourire triste devient à nouveau glacial.
Kaïm comprend finalement de quoi voulait parler le garçon trois jours plus tard.
Une femme à la mine fatiguée, les vêtements en lambeaux, se traine jusqu'au marché.
Les citadins reculent sur son passage en la fixant, elle se retrouve seule, au milieu d'un large cercle.
La mère du garçon est revenue.
Le garçon se faufile à travers la foule et entre dans le cercle.
La mère voit son fils, et ses joues, fanées par le voyage, laissent apparaître un sourire.
Le garçon fait un pas, puis un autre, vers sa mère décharnée et souriante.
Au début, il est hésitant, mais à partir du troisième pas, il se met à courir et il jette ses bras autour d'elle.
Il pleure. Il sourit. Pour la première fois.
Kaïm voit en lui le sourire lumineux d'un enfant.
« Je suis désolée. Je suis tellement désolée. Pardonne-moi, s'il te plaît... », l'implore sa mère, en larmes.
Elle sert sa tête sur son sein et dit, en souriant entre deux larmes :
« Tu as tellement grandi ! »
Puis, elle ajoute : « Je ne te quitterai plus jamais. Je resterai ici pour toujours... »
Des voix s'élèvent dans la foule.
Le bruit provient de l'auberge.
C'est au tour du père de fendre la foule et d'entrer dans le cercle.
Il est soûl.
Le pas chancelant il se dirige vers sa femme et son fils. Il fixe sa femme.
Le garçon est debout entre les deux, protégeant sa mère.
« Papa, arrête ! », hurle-t-il.
« Maman est revenue. Ça suffit, non ? Pardonne-lui, papa, s'il te plaît ! »
Sa voix est emplie de larmes.
Le père ne répond rien.
Le regard tourné vers les deux, il s'effondre à genoux, les bras grands ouverts. Il étreint sa femme et son fils.
Il étreint sa femme et son fils.
La famille déchirée est à nouveau réunie.
« Papa, ne nous serres pas si fort ! Ça fait mal ! »
Le garçon pleure et sourit.
La mère ne peut que sangloter.
Le père pleure dans sa fureur.
Apercevant la scène de l'arrière de la foule, Kaïm tourne les talons.
« Tu pas vraiment ? »,
lui répète inlassablement le garçon en accompagnant Kaïm jusqu'au bout de la ville.
« Oui. Je veux traverser l'océan avant que l'hiver n'arrive. »
« Papa te regrette déjà. Il dit que vous auriez pu devenir deux bons copains de bar. »
« Tu pourras boire avec lui quand tu seras plus grand. »
« Quand je serai plus grand, hein ? »,
le garçon penche la tête, un peu embarrassé, puis il murmure :
« Je ne sais pas si je vivrai encore dans cette ville. »
Personne ne le sait, bien sûr. Peut-être que dans quelques années, le père recommencera à passer ses journées à boire parce-que son fils aura quitté le domicile et sa famille.
Et pourtant...
Kaïm se rappelle d'une chose qu'il a oubliée de dire au père du garçon.
« On appelle ça un « voyage » parce qu'on a un endroit où revenir. Peu importe le nombre de détours, ou d'erreurs qu'une personne peut faire, tant qu'elle a un endroit où revenir, une personne peut toujours recommencer. »
« Je ne comprends pas », dit le garçon.
Kaïm se rappelle d'autre chose.
« Souris pour moi »,
dit-il une dernière fois en posant sa main sur l'épaule de l'enfant.
« Comme ça ? »
Il montre ses dents blanches, et ses joues se plissent.
C'est un beau sourire.
Il a finalement réussi à retrouver le sourire d'un jeune garçon.
« Maintenant, à ton tour, Kaïm. »
« Oui... bien sûr. »
Le garçon inspecte le sourire de Kaïm, comme pour lui donner une note.
« Peut-être un peu triste », dit-il. Le fait qu'il plaisante donne encore plus de force à ses mots.
Le garçon sourit à nouveau, comme pour donner un modèle à Kaïm.
« Bon, eh bien, dit-il en remuant la main, je vais faire des achats avec papa et maman aujourd'hui. »
Kaïm lui sourit aussi et s'en va.
Puis il entend le garçon dire son nom une dernière fois.
« Même si on se dit adieu, je ne vais pas pleurer, Kaïm !
Parfois, les enfants sont plus forts que les adultes. »
Kaïm ne regarde pas en arrière, sa seule réponse est un signe de la main.
L'expression du garçon aurait sûrement changé si leurs regards s'étaient croisés.
Il décide de jouer le dur jusqu'à la fin.
Kaïm prend la route.
Après une courte pause, son voyage sans endroit où revenir recommence.
Un voyage sans endroit où revenir, les poètes appellent ça le « vagabondage ».
Fin.